LE HANDICAP AU SEIN DE LA FRATRIE

La fratrie a souvent été considérée comme un épiphénomène de la famille, au travers notamment des rapports parents-enfants. Elle s’est donc analysée dans une dimension verticale, où les relations frères-sœurs étaient définies et étudiées via la notion de rivalité et de compétition pour l’amour des parents.

L’ANNONCE DU HANDICAP OU DE LA MALADIE DANS LA FAMILLE

Toutefois, nous aurions tort de faire abstraction des liens qui unissent les frères et sœurs, car ce sont avant tout des liens indissolubles, complexes et invisibles. En envisageant la fratrie dans sa dimension horizontale, on révèle à la fois toute la richesse et la complexité du lien filial et fraternel. Que ce soit pendant la grossesse ou bien après la naissance, l’annonce d’une maladie ou d’un handicap est toujours un moment intense, entremêlé de peur, de doute et de menace, pour les parents comme pour la famille. Aussi, les parents ont du mal à reconnaitre leur enfant et à se reconnaître à travers lui. En fonction de la gravité de la pathologie et de l’implication de soins spécialisés, les parents peuvent se sentir impuissants à aider et soutenir au mieux leur enfant. La fratrie prend très tôt conscience de la part de culpabilité et du renoncement des parents à faire le deuil de l’enfant idéalisé.

Pour la psychologue clinicienne Régine Scelles[1], qui a exploré le champ de la rencontre avec le handicap, c’est le schéma traditionnel de la parentalité qui est bouleversé, car les repères existants sont à repenser et aménager au quotidien. La question d’une seconde naissance peut venir interroger le désir de parentalité et de réparation, mais aussi donner lieu à l’émergence d’angoisse : « Sera-t-il porteur de handicap ? Aurons-nous du temps à lui accorder ? S’entendra-t-il avec son frère ? ». La présence du handicap dans une fratrie peut également susciter de nombreux changements au sein des rôles et de la place de chacun au sein de la famille.

Lorsque le handicap interfère dans le langage ou l’expression, cela peut renvoyer aux parents et aux frères et sœurs une impuissance face à l’incompréhension de l’enfant, qui est alors réduit à la parole de l’autre sans pouvoir y trouver l’écho nécessaire à sa propre expression. Dès lors se pose la question de la perception de l’enfant handicapé qui vacille entre fascination, répulsion et compassion. Dans ce cas, l’enfant reste hors de portée de la fratrie, il n’existe pas en dehors du champ du handicap. Sans véritable âge ni sexe, il reste perçu comme une chimère, un être mystique encrypté dans les fantasmes et légendes liés à l’« inquiétante étrangeté » de son origine.

Parfois, face au comportement étrange de son cadet ou de son ainé, il se peut que le frère ou la sœur éprouve des difficultés à se représenter clairement ce que ce dernier pense, vit ou ressent. Selon Régine Scelles, cela peut se traduire par ces interrogations : « Comment me reconnaitre en lui ? Suis-je si différent de lui ? Me reconnait-il comme son frère ou sa sœur ? Si ça pouvait être moi a sa place ? ». La conscience de la différence peut être à l’origine d’une souffrance couplée à une forte culpabilité. Être diffèrent pour celui qui n’a pas de handicap, c’est pouvoir choisir et disposer de sa vie comme il l’entend. Mais, chez certains adultes, cette culpabilité peut être à l’origine d’un conflit perçu comme un acte de trahison fraternelle. Fantasmatiquement, ils ont la sensation d’être incomplets voire illégitimes, imposteurs d’une vie qu’aurait méritée leur frère ou sœur. Ils doivent donc s’acquitter d’une dette contractée et estampillée sous le signe du handicap. Il est alors impossible de se séparer sans souffrir. Souvent, ces difficultés d’identification et de différenciation peuvent conduire au sentiment d’être habité par l’image indissociable du frère ou de la sœur handicapés.

QUI SUIS-JE ?

Le sentiment d’appartenance à la fratrie peut se confronter à divers obstacles. Régine Scelles constate que dans certains discours des parents, l’enfant apparait en dehors, comme tenu à l’écart : « j’ai deux enfants et un enfant handicapé », ou « j’ai deux frères et une sœur handicapée »[2]. Dans cette représentation, l’enfant handicapé n’est pas inclus dans la chaîne générationnelle. Comme suspendu dans le temps, il ne peut accéder au lien fraternel et jouir de ses richesses, tant au niveau de la socialisation que du processus d’individuation.

Pour exister, l’enfant a besoin de l’amour de ses parents mais aussi du lien qu’il peut nouer avec ses frères et sœurs. Pour que la fratrie remplisse son rôle structurant dans la construction identitaire du sujet, il est important que l’enfant expérimente le lien à l’autre par la création d’alliances. C’est ainsi qu’il pourra s’affirmer en tant que personne au regard de l’autre, et mettre en place des liens indispensables à son épanouissement.

En déterminant quels sont dans le handicap les éléments à construire et aménager selon la personnalité de l’enfant, on élargit le champ des possibles et la perspective d’avenir. Il ne s’agit pas pour le futur adulte de limiter le handicap à un « moins être », mais d’en révéler le potentiel de réalisation personnelle. Ainsi, l’enfant peut trouver les réponses à son besoin de reconnaissance et de légitimité d’être au monde, dans sa différence avec l’autre et non contre ce dernier par comparaison. Pour ce faire, il faut permettre à l’enfant de s’approprier sa représentation du handicap. Soutenu dans le discours des parents, le handicap n’est pas un tabou mais une ouverture à penser différemment l’autre et l’image de la « normalité ». Mettre en mots les maux liés au handicap, c’est permettre d’en circonscrire l’étrangeté et de privilégier l’enfant avant sa pathologie.

En libérant la parole autour du handicap, l’enfant peut à son tour s’approprier son image et la restituer aux autres. Il acquiert une manière de se présenter au monde qui ne se limite pas au handicap. Acteur de sa propre histoire, il affirme qu’il est un être fait de désir, d’espoir, d’envie, de peur et de joie.

Lorsque le tabou du handicap emprisonne la parole, il peut être pertinent de questionner la fratrie afin de mettre en relief toutes les nuances du dialogue fraternel. Ainsi, les parents peuvent entendre différents points de vue et relancer la dynamique du discours familial, pour dessiner ensemble une représentation acceptable du handicap. La fratrie devient alors le pivot autour duquel les différences viennent enrichir les places de chacun, car elle offre la possibilité d’un dépassement du handicap. Ainsi d’une dépendance effective, on peut revendiquer une autonomie, une identité reconnue et respectée.

Gabrielle LUCIANI

[1] Régine Scelles, psychologue clinicienne spécialisée dans le soutien aux enfants handicapés, exerce en tant que professeur à l’université de Rouen.

[2] Régine Scelles, « Frère ou sœur de… », L’école des parents 2011/5 (N° 592), p. 26-28.