LE MYTHE D’ANTIGONE ET LA PASSION FRATERNELLE

ANTIGONE ET LES RELATIONS FRATERNELLES

Bien avant que Freud ne développe la notion de complexe d’Œdipe comme aboutissant à l’établissement du système symbolique destiné à transmettre la loi fondamentale dans les rapports sociaux, le mythe d’Œdipe nous a offert une vision à la fois spectaculaire et catastrophique de la relation père-fils et des liens fraternels.

En effet, la descendance d’Œdipe n’est guère épargnée par les haines fratricides et parricides comme l’a chanté le tragédien Sophocle. « Je vois les antiques malheurs de la maison des Labdacides s’ajouter aux malheurs des deux princes, que la mort a ravi, une génération frappée n’affranchit pas celle qui la suit, mais un dieu la précipite et ne lui laisse aucun repos. »[1] Œdipe, après avoir appris de l’oracle qu’il a tué son père Laïos et épousé sa propre mère Jocaste, renonce au pouvoir sur Thèbes. Il se crève les yeux pour ne plus voir l’horreur de la réalité dans lequel le destin l’a plongé, et part mener une vie de mendiant loin du lieu de son infamie. De l’union d’Œdipe et Jocaste sont nés deux filles, Antigone et Ismène, et deux fils, Étéocle et Polynice. Suite au départ d’Œdipe, les deux frères se retrouvent à régner en alternance sur le royaume, mais Étéocle l’aîné refuse de laisser la place à son frère. Polynice lui tend une attaque aux abords des sept portes de Thèbes et le destin veut que les deux frères se retrouvent face à face et s’entretuent, laissant le spectacle de leurs cadavres enlacés dans la mort. Ironie du sort, les deux frères opposés dans la vie, sont unis et liés dans une ultime et funeste accolade fraternelle, leurs bras brandissant avec fureur le glaive pour se tuer l’un l’autre et devenant le berceau qui les porte vers une mort violente et sanglante. Suite à ces événements, Créon, l’oncle d’Œdipe, devient le roi de Thèbes, donne les honneurs funéraires à Étéocle et les refuse à Polynice. À titre d’exemple, il laisse gésir hors de la cité le corps de ce dernier à la merci des charognards, avec interdiction absolue de l’ensevelir. Le laissant sans sépulture, il est condamné à errer loin du séjour des morts, le salut et le repos lui est interdit. Par fidélité fraternelle, Antigone brave l’interdit de Créon et dans une douleur infinie, déclare :

« Après la perte d’un époux, j’en pourrais trouver un autre ; et si je perdais un fils, j’en puis avoir d’un autre époux ; mais quand ma mère et mon père sont descendus chez Pluton, la perte d’un frère n’est plus réparable ».[2]

Antigone sera condamnée à être enfermée dans un tombeau où elle se pendra. Hémon, fils de Créon et à la fois cousin germain et fiancé d’Antigone, désespéré par la perte de son amour, se suicidera peu de temps après. À l’annonce de cette nouvelle, Eurydice, mère d’Hémon et femme de Créon, se tranche la gorge. Créon pleure seul ses deux pertes. Le sacrifice d’Antigone épargne Ismène qui devient l’unique héritière.

Les enfants nés de l’inceste d’Œdipe, Étéocle, Polynice, Ismène et Antigone, répètent ce qui s’est noué à la génération précédente. Les fils s’entretuent dans le conflit de la légitimité d’une filiation adelphique incestueuse. Antigone, elle, brave l’interdit de Créon et rejoint dans la tombe son frère Polynice qu’elle a enterré dans le respect de la dignité humaine au prix de sa vie.

LA PASSION FRATERNELLE ET LA MORT DANS LA DESCENDANCE D’ŒDIPE

Dans son opposition à Créon, Antigone se range du côté de l’amour fraternel en dépit de la raison d’état, pour défendre des principes sacrés au détriment de la loi de la cité. Antigone inaugure la rivalité homme/femme, de par la jalousie qu’elle nourrit à l’encontre de la différence des sexes et du destin dont les hommes de sa famille la privent. Cette jalousie l’aliène à son destin narcissique. Se sentant investie d’une toute-puissance, elle souhaite à tout prix réparer l’honneur perdu de sa famille. La mort apparait comme l’aboutissement de sa quête de l’amour fraternel absolu et le don de soi par excellence vient pallier l’épreuve du deuil.

Les relations fraternelles dans le mythe d'Antigone

En l’absence des parents, la fratrie rencontrée dans ce mythe s’inscrit dans une lutte acharnée contre le temps, exprimant l’impossibilité d’Antigone d’être séparée de ses frères dans le réel. La mort revêt ici deux dimensions dont la première serait une tentative de solution pour résoudre le conflit œdipien réactualisé par l’annonce de l’inceste d’Œdipe. Le voile levé sur l’origine de la famille ébranle fortement la fratrie dans ses liens de filiation et de génération. Il provoque une crise identitaire du statut et de la place de chacun des membres de la famille. La configuration de la fratrie composée de deux couples de sexe différent implique qu’ils s’opposent ou s’unissent dans l’amour et la haine fraternelle. Dès lors, les processus d’identification et de différenciation sont altérés. En reniant sa place de père et frère, Œdipe place ses filles et demi-sœurs à la place de membres idéalisés de la fratrie et de la cohésion de la famille. La double identité du père et de la mère suggère la transmission de l’inceste dans la fratrie et introduit le déplacement des investissements préœdipiens pour les parents sur la fratrie, ouvrant le champ possible à l’expression des pulsions libidinales dans la relation frère-sœur. La seconde dimension considérerait la mort comme la trace symbolique de la culpabilité parentale rejaillissant dans le réel. Ainsi, les conflits intrapsychiques hérités des parents se rejouent dans les liens fraternels.

L’AMOUR FRATERNEL COMME RÉPARATION DE LA DÉCEPTION ŒDIPIENNE

Ainsi, Antigone trouve dans le décès de son frère Polynice le moyen de mettre en terre à jamais leur cruel destin. En rendant les hommages funéraires à son frère, il se peut que par ce geste symbolique elle vienne rendre ses derniers hommages à son père Œdipe, qui bien que vivant dans l’exil, erre à jamais tel un revenant ne pouvant trouver le repos de l’âme. On peut interpréter ce geste d’Antigone comme une réparation de la déception œdipienne éprouvée dans l’enfance. Aussi, le choix de l’amour fraternel lui permet d’éviter l’inceste avec le père au coût de sa propre vie. La mort d’Antigone, motivée par l’amour incestueux, mène à son union avec le mort.

Dans Introduction à la psychanalyse, Freud a mis en évidence que le déplacement des sentiments d’amour ressentis dans la fusion mère-enfant peut laisser place à l’apparition de l’amour tendre entre une sœur et son frère. A contrario, il peut aussi générer une compétition entre frères pour le gain de l’amour exclusif de l’être aimé, ou par substitution, le remplacement affectif du père par le frère ainé pour la fille. Antigone semble préférer Polynice au reste de sa famille, et c’est par amour fraternel qu’elle brave la mort pour le rejoindre.

Selon l’approche transgénérationnelle, Antigone paye sa loyauté au père et s’acquitte de sa dette symbolique en y mettant fin. Elle refuse ce faisant de devenir une femme et de donner naissance à une autre génération, afin de ne pas transmettre le secret honteux de sa naissance et de mettre fin à l’héritage funeste qui pèse sur sa famille. Si elle refuse de s’unir au père et de porter l’enfant de l’inceste à son tour, elle s’unit pourtant à son frère Polynice dans la mort. La mort apporte donc à Antigone une solution à l’inceste paternel et témoigne du retour possible de l’unité fraternelle. La mort s’incarne dans le corps d’Antigone comme son inscription de la filiation. Les frères et la sœur, unis dans la mort, représentent la marque symbolique de la culpabilité parentale qui se matérialise par la transmission de la mort elle-même et de l’héritage résultant de l’inceste. Ismène sera l’unique membre de la fratrie à échapper au tragique destin fraternel et la seule à se construire une identité sexuelle stable. Elle porte la culpabilité d’Antigone par une identification symbolique à cette dernière. Ismène, perdue dans ses conflits de loyauté et de légitimité, se soulage de ce lourd fardeau en se tournant vers l’extérieur, vers les autres. Ainsi, elle parvient à se détacher de la dynamique morbide et menaçante de sa famille, et survit.

LA RIVALITÉ FRATERNELLE COMME DÉFENSE CONTRE L’HÉRITAGE DU MEURTRE ET DE L’INCESTE

La relation entre Polynice et Étéocle se fonde sur la rivalité fraternelle. Elle s’articule sur celle plus ancienne entre Œdipe et son propre père Laïos. Cette rivalité père-fils aboutit en premier lieu au parricide réalisant le funeste oracle. En second lieu, Polynice et Étéocle répercutent cet héritage de la haine filiale dans leur propre relation fraternelle. Ils commémorent ainsi le parricide par le fratricide. La répétition du meurtre vient questionner le double représenté par le frère pris dans la haine fratricide.

Le combat entre les deux frères est inévitable en l’absence de tiers séparateur représenté par une figure de l’autorité paternelle. Ils n’ont d’autre échappatoire que de s’entretuer pour éviter le risque d’une fusion dans la réalisation de l’inceste. Pour y échapper, ils se livrent un combat acharné car seule la mort peut mettre fin à leur héritage. Dans la tragédie de Sophocle, le meurtre vient réparer l’inceste entre Œdipe et sa mère Jocaste. Il semble qu’il y ait un dysfonctionnement dans le mode d’attachement de la mère à l’enfant. En effet, on peut s’interroger sur le désir de la mère qui n’a pas reconnu son fils malgré qu’il porte la trace et le nom en lien avec son abandon. Le lien tendre et sexuel se confond, la liaison incestueuse marque le triomphe de l’enfant phallus dans le désir de la mère.

Dans son regard, Jocaste ne reconnait pas son fils en Œdipe, qui se crèvera les yeux afin de ne plus voir le fruit de son infamie, et donc ne reconnaitra plus ses enfants. Elle dénie l’inceste et son enfant afin d’empêcher la répétition de l’inceste. Antigone n’aura pas d’enfant, mais trouvera par l’idéalisation de l’amour fraternel le moyen de s’unir à son frère Polynice. L’aliénation à l’imago maternelle renvoie ici au cannibalisme féroce de la mère voulant ingérer l’enfant. De cette manière, elle l’empêche de se différencier d’elle.

À partir de ces considérations, on peut se demander si le meurtre du double narcissique ne serait pas nécessaire à la préservation de la mère. L’image de l’enfant sein-mamelon incestueux mordu dans le coït oral et sadique, constitue pour Étéocle et Polynice un autre qu’ils ne peuvent penser. Il aurait fallu qu’ils puissent se séparer de cet autre comme de la mère. Mais ils ne peuvent se défaire l’un de l’autre sans perdre une partie d’eux. Ce double narcissique est aussi le représentant du Moi-idéal capté dans l’image spéculaire du semblable dont le frère ou la sœur deviennent le support. Antigone reste impassible devant le verdict de sa mort, elle est tenue par sa volonté d’être l’instrument du divin, charitable et aimante par l’application de la loi fraternelle.

Dans son adaptation du mythe d’Antigone, Anouilh relève l’importance de la rivalité entre les deux sœurs. Il donne cette réplique à Antigone qui exprime la jalousie et la compétition existant entre elle et Ismène : « Je ne me moque pas. Cela me rassure ce matin, que tu sois belle. Quand j’étais petite, j’étais si malheureuse, tu te souviens ? Je te barbouillais de terre, je te mettais des vers dans le cou. Une fois je t’ai attachée à un arbre et je t’ai coupé les cheveux, tes beaux cheveux… […] Comme cela doit être facile de ne pas penser de bêtises avec toutes ces belles mèches lisses et bien ordonnées autour de la tête ! »[3]. La rivalité entre les deux sœurs s’axe autour de l’objet maternant dans l’interrogation de la féminité, de la sexualité et de l’origine de la fille. Antigone portera la mort et laissera Ismène perpétuer la lignée.

L’héritage commun d’Œdipe que partagent Antigone et Ismène les unit tandis que les maux de chacune les distinguent et les séparent. Antigone délaisse sa sœur vivante pour son frère mort. Si l’une veut jouir de la vie, l’autre veut jouir de la mort. Les deux sœurs incarnent le combat entre la pulsion de vie et de mort. Quand l’une en appelle au principe de plaisir, l’autre lui répond par le principe de réalité.

Antigone meurt donc seule. Comme son nom en témoigne, étant composé du préfixe anti signifiant « contre », et –gone, du grec ancien gonos, signifiant « procréation », elle ne donne pas la vie. Antigone demeure dans le mystère de ses origines et ne retrouvera jamais la mère d’avant l’inceste, celle qu’elle n’a jamais connue. Dans ce mythe, les figures du frère et de la sœur sont bien les objets pulsionnels et les représentations inconscientes de la transmission des conflits parentaux au sein même de la fratrie.

Gabrielle LUCIANI

[1] Sophocle, Antigone in Tragédie de Sophocle, traduit du grec par Arthaud, M., p.273-331. 5e édition, Paris : Charpentier, (1859). p. 302

[2] Ibid., p. 314

[3] Anouilh, J., (1944). Antigone. Collection « La Table Ronde», 1946, p.22.